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Le vécu subjectif dans la recherche en psychologie

Subjective experience in psychological and educational research
Antonio Iannaccone et Elisa Cattaruzza
p. 77-90

Résumés

À la lumière des perspectives ouvertes par le courant psycho-phénoménologique, les auteurs, tout en se focalisant sur la description du vécu des participants à deux types de dispositifs empiriques, se demandent quels sont les apports réels de la prise en compte des données subjectives pour la recherche en psychologie et à quelles conditions méthodologiques ces données peuvent être considérées comme « fiables ». Conscients des importants enjeux empiriques et épistémologiques de ces deux questions, les auteurs défendent la thèse selon laquelle les présupposés de l’approche psycho-phénoménologique ouvrent de remarquables pistes d’action par rapport à la validité des données récoltées en première personne. Même si l’article se positionne principalement au niveau d’une réflexion théorique à propos de la prise en compte de la subjectivité en psychologie de l’apprentissage, les auteurs considèrent que cette question concerne plus largement les domaines de l’éducation et de la formation dans leur ensemble.

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Texte intégral

1. Introduction

1Dans cette contribution, nous allons aborder, sous l’angle de la psycho-phénoménologie (Vermersch, 2012), une question « classique » mais partiellement irrésolue dans la recherche en psychologie : dans quelle mesure et de quelle manière les verbalisations des dimensions subjectives et implicites de l’activité intellectuelle humaine peuvent-elles être prises en compte aussi bien dans l’étude des processus cognitifs que pour analyser de manière plus spécifique des situations d’apprentissage et de formation ? Cette démarche peut-elle contribuer à remettre en question le fossé, parfois très marqué, entre démarches « objectives » et « subjectives » de la récolte des données ?

2Conscients de l’ampleur de la question, nous focaliserons notre contribution autour de quelques présupposés largement assimilables à la perspective psycho-phénoménologique de Pierre Vermersch (2012) : dans un premier temps, nous mettrons l’accent sur l’importance d’un accès « raisonné » aux dimensions intimes et privées de la subjectivité au cours des interactions verbales finalisées par la récolte de données. Cela a pour but de permettre de contourner une analyse de l’activité intellectuelle fondée uniquement sur des données « observables ». Dans un second temps, nous considèrerons les activités cognitives, et plus largement l’activité psychologique, comme des évènements avant tout dynamiques et processuels (Iannaccone, 2013). Sur la base de ces présupposés, nous suggérerons dans les pages suivantes quelques éléments de réflexion à propos de l’importance de l’approche psycho-phénoménologique pour la recherche en éducation.

3Bien entendu, nous n’avons aucune prétention à être pionniers dans le domaine de la prise en compte de la subjectivité dans la recherche. Il est bien évident qu’à n’importe quel moment de l’histoire des sciences psychologiques, le débat méthodologique a déjà porté à plusieurs occasions sur la nature de la subjectivité et sur son accessibilité. Par conséquent, de nombreux éclaircissements ont déjà été apportés. À cet effet, nous disposons aujourd’hui d’une large littérature à propos de la possibilité de valider les expressions de la subjectivité en tant que données utiles pour la compréhension des dynamiques psychologiques individuelles et collectives (entre autres : Jodelet, 2008 ; Vermersch, 2009, 2012 ; Hviid et Villadsen, 2016).

  • 1 Étant donné la polysémie du concept et les nombreux usages que font les chercheurs de cette notion (...)

4Au vu de l’ampleur théorique et multidisciplinaire de la question, nous évoquerons dans cette contribution la notion de subjectivité uniquement sous l’angle des processus d’interaction chercheur-participant qui conduisent à une actualisation et à une prise de conscience « en première personne »1 des expériences vécues dans les domaines de la recherche en psychologie. Pour soutenir nos argumentations, nous avons choisi la démarche suivante : a) une réflexion introductive autour de la prise en compte de la subjectivité dans la recherche en psychologie ; b) une brève reconstruction de la trajectoire méthodologique qui, dans le cadre du paradigme du « conflit sociocognitif », a alimenté une tension constante entre modalités de récolte des données « objectives » et « subjectives » ; c) quelques exemples d’analyse de données dans le champ de la formation, i.e. des données obtenues dans une perspective d’explicitation du vécu subjectif des participants.

5Notre but principal consiste à mettre en évidence – au niveau théorique et avec le recours à des exemples tirés de la recherche en psychologie du développement et en psychologie de la formation – l’intérêt d’articuler des procédés « objectifs » de récoltes de données avec des éléments qui découlent d’une démarche méthodologique « en première personne ».

2. La prise en compte de la subjectivité dans la recherche en psychologie

6Dans la recherche en psychologie, il est possible d’identifier deux principales orientations antagonistes par rapport à la prise en compte de la subjectivité (Vermersch 2012). D’un côté nous trouvons l’acceptation, en tant que donnée scientifique fiable, du point de vue (verbalisé) du sujet à l’aide de ses descriptions de l’expérience vécue pendant sa participation au dispositif d’investigation. De l’autre, le refus quasi total de la subjectivité. Selon les perspectives qui se situent dans cette deuxième orientation, la récolte des données en « première personne » ne pourra jamais être un objet « fiable » d’investigation scientifique. Dès lors, de deux choses l’une : soit les chercheurs qui adhèrent à cette épistémologie ignorent intentionnellement ce que le sujet peut dire de son expérience, soit ils expriment « à la place du sujet ce qu’il vit, selon le chercheur » (Vermersch, 2012, p. 77). Au-delà du clivage souvent très net entre ces deux orientations, nous demeurons persuadés qu’il y aurait en principe un avantage dans l’articulation de ces deux postures opposées, comme on l’observe souvent dans les cas de pratique clinique, mais aussi dans les situations d’enseignement à l’école, ou encore dans les démarches de formation professionnelle. En effet, au cœur de ce genre d’activités, le dualisme est plutôt remplacé par une complémentarité « nécessaire » entre éléments subjectifs et objectifs. Une complémentarité qui émerge vraisemblablement de la tension entre les dimensions théoriques et les dimensions pratiques des dispositifs. À partir des différentes manières d’accueillir la subjectivité, nous pensons que la question de la fiabilité du « point de vue du sujet, exprimé verbalement », soulevée tout au long du chemin « appliqué » de la psychologie et plus largement des sciences humaines, présente des éléments d’intérêt qui sont à la fois épistémologiques et heuristiques.

7Pourtant, depuis son apparition dans l’histoire des sciences en tant que discipline autonome, la psychologie scientifique a effectivement alimenté, autour de cette question, un grand nombre de débats et de prises de position. Malheureusement, ces dernières ont principalement entraîné une radicalisation des positions opposées, avec la conséquence souvent stérile de créer des compartiments hermétiques entre les différentes manières de mener la recherche ; postures qui auraient plutôt eu intérêt à se confronter dans une visée constructive (Iannaccone et Perret-Clermont, 2014). Désormais, le constat suivant est établi dans l’histoire de la psychologie : dès la première partie des années mille neuf cent, le paradigme behavioriste et ensuite une large partie du cognitivisme ont alimenté, dans la recherche, un véritable ostracisme à l’égard des approches introspectives empiriques et systématiques (Vermersch, 2012), ainsi qu’une méfiance diffuse envers l’utilisation de données verbales en première personne (Gardner, 1985). Les racines d’une telle méfiance, qui concerne une large partie de la recherche psychologique, sont ancrées dans l’histoire de la pensée, depuis les objections formulées par Socrate jusqu’aux critiques émises par Kant et Comte (Bitbol et Petitmengin, 2013a, 2013b) qui ont alimenté des préjugés très résistants envers toute utilisation des méthodes fondées de manière explicite sur les comptes rendus à la première personne. Pourtant, ce rejet comporte un aspect paradoxal d’une part parce que « l’usage de l’introspection en psychologie scientifique est bien plus répandu qu’on ne l’a parfois pensé », et d’autre part parce que « l’introspection s’est raffinée au cours du temps. Certes, depuis sa période de gloire aux premiers temps de la psychologie de laboratoire, l’introspection semble avoir connu une sorte d’éclipse pour seulement réapparaître dans les dernières années du XXe siècle. Mais cette éclipse est partielle. Il y a deux raisons pour lesquelles on a tendance à ne pas le voir : d’une part parce qu’on a une vision biaisée de l’histoire de la psychologie, qui exagère la cassure que fût le béhaviorisme. D’autre part, parce que l’emploi de l’introspection s’est transformé et enrichi continûment, au point qu’elle se présente parfois sous des habits trop neufs pour qu’on la reconnaisse » (Sackur, 2009, p. 350-351).

8Pour toutes ces raisons donc, la recherche en psychologie fondée sur l’utilisation de méthodes verbales introspectives d’accès au vécu, a été l’une des célèbres victimes des théories behavioristes, néo-behavioristes, et des plus anciennes interdictions philosophiques.

9Tout cela a eu comme conséquence d’encourager la psychologie contemporaine, sauf exceptions majeures (voir par exemple Vermersch, 1994, 2012), à négliger les potentialités des accès verbaux en première personne, qui se déploient au niveau de l’inconscient au préconscient, aussi bien chez les participants aux dispositifs de recherche que chez les chercheurs. Plus exactement, et pour préciser la signification ici attribuée à la notion d’inconscient, une psychologie en première personne ne peut évidemment pas se réduire à la prise en compte des réponses verbales. Le point de vue en première personne implique que les traces verbales déploient une véritable expérience vécue, dans une situation passée, singulière et spécifiée (Vermersch, 2012). Tout cela engage une démarche qui permet d’accéder à des éléments « inconscients » de l’expérience vécue, dans le sens d’éléments non accessibles de manière immédiate et spontanée. La démarche d’explicitation se réfère donc à une notion d’inconscient que l’on ne peut associer au concept homologue utilisé dans les approches de type psychanalytique, ni aux différentes opérationnalisations que la psychologie cognitive a produites autour de cette notion (Dehaene, 2014).

  • 2 La notion d’agentivité (agentivity), proposée initialement par les anthropologues et les linguiste (...)

10Finalement, « l’inattention aux données en première personne » a bousculé une partie de la recherche vers une large prise de distance envers toute forme de subjectivité, avec des conséquences éthiques et heuristiques importantes. À part les limites imposées par la méfiance à l’égard de l’expression verbale du point de vue du participant à la recherche, la neutralisation nette et artificielle de toute subjectivité du chercheur, à l’image des chimistes et des physiciens en blouse blanche, a certainement retardé la prise de conscience de certains enjeux essentiels des situations étudiées. Pendant une très longue période, la recherche en psychologie a largement sous-estimé les dimensions éthiques (Varela, 1996) et socioculturelles (Valsiner, 2014) liées, par exemple, à la reconnaissance des spécificités sociales et culturelles et aux dimensions subjectives qui modulent l’« agentivité »2 des participants aux expériences scientifiques.

11D’autre part, les mêmes préoccupations de « neutralité » du chercheur, désormais justifiables uniquement dans une perspective « hyper-positiviste » en psychologie, ont accentué de manière négative et improductive le clivage entre les dimensions pratiques de la formation et les dimensions théoriques dans l’ensemble des recherches consacrées à l’étude du fonctionnement psychologique.

12Si plusieurs pratiques comme l’enseignement, la remédiation, l’entraînement, le coaching, la thérapie psychologique, mobilisent les données « en première personne » », dans la recherche dite « de base », on constate fréquemment un vide scientifique « sur tous les aspects du fonctionnement cognitif qui ne peuvent s’appréhender qu’au niveau phénoménologique » (Vermersch, 2012, p. 116). Toujours selon Vermersch (2012), la question est largement liée à un problème de conceptualisation de la notion d’accès au vécu de l’expérience. En particulier à ce qu’on pourrait définir comme une différenciation insuffisante entre activités de récolte des « représentations verbalisées » et « comptes rendus des processus qui caractérisent l’expérience vécue». Il est donc essentiel de « ne pas confondre la recherche des conceptions du sujet, ses représentations spontanées, ses explications du monde et de son fonctionnement cognitif avec le témoignage de ce qu’il s’est passé dans un moment vécu singulier, dans les limites de ce qui est conscientisable et exprimable pour lui » (Vermersch, 2012, p. 130).

13Au-delà de toute radicalisation de cette opposition entre postures objectives et postures subjectives, nous pensons que les démarches méthodologiques pourraient raisonnablement s’ouvrir à des alternatives à ces oppositions radicalisées entre différentes manières d’étudier le fonctionnement psychologique en troisième ou en première personne, par exemple, en considérant la possibilité d’articuler les éléments subjectifs et objectifs dans une perspective méthodologique plus large. Il est néanmoins évident pour nous, mais certainement utile à rappeler au lecteur, que la conceptualisation de cette réorientation méthodologique que nous proposons doit forcément se confronter, sur le terrain de la recherche empirique, à toute la complexité et aux obstacles que posent, entre autres, les aspects « sociopolitiques » de l’investigation scientifique (Latour et Woolgar, 1986 ; Chalmers, 1990). Au cœur de cette perspective très attrayante apparaissent les propositions qui découlent de l’application de certains principes méthodologiques de la physique quantique à l’introspection. Par exemple, Bitbol et Petittmengin (2013a) comparent le domaine de la physique quantique avec l’introspection en psychologie en mettant en évidence des aspects procéduraux communs. Ils relèvent en particulier une tension constante et nécessaire entre : 1) la description des éléments de base de l’expérience vécue, sans demander aux participants de les interpréter ou de les conceptualiser dans le but d’obtenir une version « simplifiée » de la réalité, une réduction phénoménologique et, 2) une analyse post-hoc de ces « reports » de base visant à les situer dans des structures générales, stables et invariantes pour les différents sujets et les différents circonstances.

3. Les dimensions subjectives et objectives des interactions sociales

14Pour revenir à la psychologie, un exemple de tension à notre avis bien aboutie entre dimensions subjectives et objectives de la recherche en psychologie est observable, par exemple, dans l’évolution méthodologique des recherches sur les effets des interactions sociales dans le développement cognitif (Iannaccone, 2010 ; Carugati et Selleri, 2014 ; Psaltis, 2014). Dans ce domaine – largement identifiable à la notion de conflit socio-cognitif – l’évolution des méthodes d’investigation utilisées par les chercheurs, à partir de la moitié des années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui, permet, à notre avis, un phénomène méthodologique intéressant. Dans le compte rendu des effets des interactions sociales sur le développement cognitif, les approches visant à la formalisation de lois générales du développement cognitif, semblent efficacement s’alterner avec des descriptions des processus de construction de signification, (inter)subjectivement élaborés par les participants aux interactions sociales (Perret-Clermont et Iannaccone, 2005 ; Iannaccone et Perret-Clermont, 2014). L’histoire de ce riche paradigme d’investigation psychologique (Carugati et Selleri, 2014 ; Psaltis, 2014), montre effectivement qu’il y a sans doute un intérêt à articuler les méthodes orientées vers la récolte de données objectives avec les méthodes qui se focalisent – à différents degrés – sur les perspectives subjectives des participants et sur les modalités que ces participants adoptent dans le processus d’interprétation de la micro-histoire expérimentale (Tartas et Perret-Clermont, 2012).

  • 3 Il faut néanmoins préciser que la prise en compte de la subjectivité, mobilisée dans les recherche (...)

15Dans cette démarche de recherche qui démarre à la fin des années soixante-dix, on peut aisément détecter la tension constante et, finalement, la coexistence entre deux manières d’étudier les interactions sociales et leurs effets sur l’activité intellectuelle, fréquemment considérées comme inconciliables. Avec Jérome Bruner (1997), nous pouvons identifier, dans le fonctionnement du domaine de recherche du conflit socio-cognitif, deux facettes d’une sorte d’antinomie : la première facette, nomothétique, tendant à décrire les lois générales du développement psychologique, et la deuxième, interprétative, plutôt consacrée à considérer l’expérience individuelle comme étant non-répétable et inaliénable. La démarche interprétative, qui présuppose l’accueil de la subjectivité des participants, permet d’accéder – entre autres – aux processus à travers lesquels les participants à la recherche se définissent dans un réseau complexe de relations interpersonnelles, sociales et culturelles. Pour ce faire, l’accès à l’expérience individuelle – au moins à un degré de base – constitue une condition méthodologique nécessaire qui a permis aux chercheurs de valider – dans de bonnes conditions – l’unicité et l’exceptionnalité qui caractérisent l’activité psychologique subjective. Nous proposons par conséquent une rapide lecture historique des travaux empiriques, lecture qui permet, dans son ensemble, de détecter une progressive articulation des données en première personne avec les dimensions plus universelles du développement cognitif et social3.

  • 4 Le conflit sociocognitif désigne « une constellation de processus qui sont apparus comme fondament (...)

16Pour ce faire, il nous semble utile de présenter quelques éléments des changements paradigmatiques dans la succession des générations de recherches qui ont abordé la notion de conflit sociocognitif4.

17À partir de la moitié des années soixante-dix, l’étude du conflit sociocognitif a été caractérisée par une modification progressive des postures méthodologiques utilisées pour aborder la problématique centrale (le rôle des interactions sociales conflictuelles dans le développement cognitif). Au début, dans les années soixante-dix (Doise, Mugny, et Perret-Clermont, 1975 ; Perret-Clermont, 1979), les chercheurs se focalisent sur la mise en évidence expérimentale d’un certain nombre de relations causales entre interactions sociales socio-conflictuelles et développement cognitif. Les résultats, très encourageants, créent les conditions pour l’émergence d’un solide domaine de recherche mais, en même temps, cette richesse de travaux et de débats, provoque une série de nouvelles questions scientifiques qui visent à clarifier les dynamiques promotrices du changement de conduites logiques observées dans le dispositif. Les « générations de recherches » sur le conflit-sociocognitif qui se sont succédé (Iannaccone, 2010 ; Psaltis, 2014 ; Carugati et Selleri, 2014), ont confirmé progressivement l’importance de la prise en compte de la perspective que les participants assument dans l’interprétation de la tâche. Entretemps, les chercheurs deviennent graduellement des acteurs « visibles » et « actifs » des dispositifs expérimentaux. En réalité, les chercheurs, visant d’abord à mettre en évidence les effets quantitatifs des interactions conflictuelles sur l’activité cognitive – données en troisième personne – commencent à s’interroger sur les pourcentages de variabilité non-expliquée des conduites observées. Ainsi ils se focalisent de plus en plus sur l’interprétation en première personne de la tâche et des situations, du point de vue des participants (Perret-Clermont et Nicolet, 1988). La prise en compte du point de vue des participants aux dispositifs empiriques permettra aux chercheurs de mieux clarifier, entre autres, les effets du marquage social des situations expérimentales (Nicolet et Iannaccone, 1988) et le rôle que joue la perception sociale des partenaires d’interactions sur les dynamiques interactionnelles (Grossen, Iannaccone, Liengme Bessire, et Perret-Clermont, 1996). La prise en compte du point de vue du sujet mettra en évidence les effets d’attribution de sens à la tâche (Light et Perret-Clermont, 1989) et permettant d’en comprendre les buts (Arcidiacono et Perret-Clermont, 2010). Il s’agit évidemment d’exemples tirés d’une liste bien plus longue de travaux empiriques dont l’évolution permet sans doute de repérer le changement progressif de perspective : pour investiguer le rôle de tous ces éléments qui participent à la construction de la réponse cognitive, les chercheurs se déplacent, de manière plus manifeste, vers la prise en compte du point de vue subjectif des participants aux interactions sociales (Hviid, et Villadsen, 2016). Dans le paragraphe suivant, de manière complémentaire à ce que nous venons de présenter, nous allons évoquer quelques exemples de recherches ayant recours aux analyses des données subjectives dans différents champs de la formation.

4. Quelques exemples d’analyse de données subjectives dans le champ de la formation

18Dans le paragraphe qui précède, nous avons essayé de montrer comment le point de vue en troisième personne du chercheur qui se focalise sur la récolte de données « objectives », peut s’articuler efficacement avec des points de vue en première personne. Cette démarche n’est pas habituelle dans la littérature, car elle demande aussi bien une ouverture épistémologique qu’une flexibilité dans les choix méthodologiques.

19Nous pensons qu’une réflexion analogue, sur un plan différent, peut se faire dans le domaine de la formation professionnelle, si on se focalise sur les potentialités explicatives offertes par l’adoption d’un regard subjectif dans l’analyse du rapport très complexe et débattu entre cadres théoriques et activités pratiques (Fabre, 2006). Dans les quelques lignes suivantes, nous allons donc brièvement analyser quelques extraits tirés d’un entretien d’explicitation conduit par un des auteurs (Cattaruzza, 2011) dans le cadre d’un dispositif d’accompagnement professionnel d’ouvriers qualifiés, ayant plusieurs années d’expérience dans une industrie de la chaussure italienne. Le but sera de proposer au lecteur un aperçu de la fonction de la subjectivité dans la reconstruction d’une séquence d’activé professionnelle. Il s’agit finalement de montrer que la prise en compte des données en première personne peut mobiliser le regard du chercheur dans une direction qui questionne potentiellement sa capacité de s’approprier la situation d’entretien et notamment des aspects qui autrement resteraient implicites. Parallèlement au paragraphe précédent, le questionnement en première personne semble faciliter l’accès à une plus ample interprétation des données qui découlent du vécu subjectif de l’activité. S’informer de « comment quelqu’un s’y est pris pour effectuer une tâche particulière, c’est s’informer du détail de ses actions effectives, de leur succession, de l’articulation entre prise d’informations sur lesquelles sont basées les identifications et les opérations de réalisation » (Vermersch, 1994, p. 44). Du point de vue du chercheur, cette démarche mobilise deux éléments fondamentaux qui permettent d’établir un cadre d’accueil de la subjectivité de l’autre. Avant tout, on se posera la question suivante : qu’est-ce que je fais de ce que l’interviewé est en train de me dire ? Il est évident que le fait d’être au clair sur le but du questionnement suppose une base relationnelle marquée par l’adhésion personnelle à la situation d’échange. Dans cette perspective, le questionnement sera nécessairement attentif aux limites que pose le sujet (Vermersch, 1994, p. 108) et l’échange conversationnel se caractérisera par le passage d’une posture de « face à face » à une posture de « côte à côte » (Dubouchet et Berlioz, 2005). Un autre élément concerne le positionnement de l’intervieweur par rapport au rythme de l’interviewé et la nécessité d’apprendre à s’accorder avec son codage sensoriel. Afin que le lecteur puisse avoir quelques détails utiles à « saisir » dans les extraits présentés, il est important de brièvement rappeler que le questionnement a été mené par un chercheur expert en explicitation, qui demande aux participants de décrire leurs prises de décision par rapport à un problème survenu pendant l’activité professionnelle. Dans ce type d’entretien, la démarche d’explicitation se déploie à travers des replacements à partir d’indicateurs verbaux implicites et selon trois types de processus bien identifiés par Vermersch (1994) : savoir identifier les canaux sensoriels employés par l’interviewé ; savoir opérer une traduction simultanée d’un mode sensoriel à un autre ; connaître ses propres codages sensoriels pour identifier ce qui a pu être généré dans la poursuite du dialogue. Ainsi, l’entretien devient un espace dynamique visant à accorder notre propre langage sensoriel à celui de l’interviewé, et dans le cas des extraits suivants, le codage est lié au sens du toucher.

Interviewé : J’ai senti que le marteau était trop gros.

Interviewer : Comment avez-vous senti qu’il était trop gros ?

20Pour Vermersch, « le vocabulaire sensoriel est donc intéressant mais ne peut assurer un repérage du codage sensoriel à lui seul» (Vermersch, 1994, p. 116). Pour accéder a posteriori, non seulement à l’action, mais également au vécu de l’action, il est nécessaire, pour l’interviewé, au moment d’en parler, de pouvoir évoquer (et d’une certaine manière revivre) de manière concrète la situation de référence.

21Parfois, la prise en compte du point de vue subjectif présuppose des reformulations spécifiques. Par exemple :

Interviewer : Qu’est-ce que tu fais quand tu contrôles la chaîne de montage ?

Interviewé : Rien.

Interviewer : Et quand tu ne fais rien, qu’est-ce que tu fais ?

22Cette modalité de reformulation, très utilisée dans la démarche d’explicitation, peut ouvrir des espaces conversationnels favorisant chez l’interviewé la prise de conscience d’une série d’activités et de ressources accomplies mais implicites. C’est dans ce genre de situations que les interviewés répondent souvent : Je ne pensais pas que j’aurais dû dire cela… ça me paraît évident…

23Il était très intéressant, à ce moment-là, d’accompagner l’interviewé à se positionner dans le contexte.

Interviewer : Je vous propose, si vous êtes d’accord, de prendre le temps pour recontacter ce moment…restez en contact avec ce qui s’est passé pendant cette touche… quand vous êtes prêt vous me faites signe.

Interviewé : [silence 15 secondes] ok je suis là…

Interviewer : vous êtes là… qu’est-ce que vous êtes en train de faire ?

24Dans cette séquence conversationnelle, elle aussi assez typique de la démarche d’explicitation, l’interviewé reste en silence pendant plusieurs secondes. Dans une perspective d’accès au vécu subjectif, le respect du temps de son silence devient une condition incontournable vu que la pause qui précède la réponse correspond vraisemblablement à un temps d’élaboration interne ; un temps personnel d’accès au vécu.

25À partir des brefs exemples que nous avons présentés et plus largement en relation à la littérature développée autour des techniques d’explicitation, il nous semble évident que la manière d’apprendre à questionner l’activité d’autrui peut amener le chercheur, assez naturellement, à s’interroger sur sa propre posture. Pendant l’entretien d’explicitation, les exigences posées par le guidage conduisent le chercheur à se demander quel est le but de formuler tel énoncé à tel moment et à se questionner sur l’utilité de la démarche qui a été entreprise. L’analyse des pratiques professionnelles à travers des reconstructions subjectives de l’activité et de ses contraintes, oblige les chercheurs à prendre en compte la singularité de chaque interaction conversationnelle et à privilégier des interprétations situées. Si l’analyse en troisième personne conduit plutôt à postuler une « rationalité de l’agir » (Fabre, 2006), et à formaliser la description de l’activité, alors l’accueil du point de vue « en première personne » relativise toute généralisation, car il considère les activités professionnelles sous l’angle des processus qui se développent dans des dimensions micro-génétiques et cliniques dans lesquelles les postures des acteurs jouent un rôle majeur.

5. En guise de conclusion

26Dans les paragraphes précédents nous avons abordé, dans une perspective psycho-phénoménologique, une problématique centrale pour la recherche et une question toujours au centre du débat épistémologique et méthodologique en psychologie. Il s’agit de la place de la subjectivité et plus précisément de la « validité » scientifique des données récoltées en première personne. Conscients de la complexité et de l’ampleur de la thématique, nous avons choisi dans cette contribution de limiter notre discours aux implications méthodologiques d’une posture de recherche ouverte à l’accueil de la subjectivité et spécialement orientée, tout au long du parcours d’investigation, vers le rapprochement entre données récoltées en première personne et données récoltées en troisième personne. Dans cette optique, nous avons d’abord montré l’intérêt d’une articulation entre ces deux perspectives dans l’évolution des recherches menées au sein du paradigme du conflit sociocognitif et ensuite nous avons mis en évidence quelques-unes des potentialités véhiculées par la prise en compte par les chercheurs des perspectives situées et implicites des participants à des dispositifs de formation.

27En élargissant nos réflexions à la recherche en éducation et en formation professionnelle (sans en être forcément des spécialistes), il nous a semblé, dans les deux cas, que les avantages de l’adoption d’une approche scientifique orientée vers la récolte de données en première personne ne sont pas négligeables. L’évolution du paradigme du conflit sociocognitif nous a montré par exemple que la prise en compte des « points de vue » des participants aux expériences permettait de mieux comprendre les subtils processus d’interprétation de la tâche, qui souvent se déploient sous une dimension implicite. D’autre part, les extraits tirés d’une démarche psycho-phénoménologique appliquée à la formation professionnelle nous semblent offrir des ouvertures alternatives aux nombreuses manières de voir l’articulation entre dimensions théoriques et pratiques. Comme tout lecteur averti l’aura imaginé, ces pistes de réflexion qui intègrent une partie des connaissances déjà acquises dans le domaine de l’éducation et de la formation, suggèrent des opportunités pour la recherche appliquée en éducation et dans la formation professionnelle.

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Notes

1 Étant donné la polysémie du concept et les nombreux usages que font les chercheurs de cette notion, il nous semble important de présenter au lecteur la définition de « données récoltées en première personne » à laquelle nous référons dans cet article. Prendre en compte la subjectivité signifie « prendre en compte le point de vue du sujet, tel qu’il vit les choses selon lui […] Il faut noter qu’il ne suffit pas que l’on prenne en compte les réponses du sujet (verbales, comportementales) pour être dans un point de vue en première personne, sinon toutes les recherches seraient en première personne […]. Il est défini par le fait que le sujet dit déploie l’expérience vécue dans ses différentes facettes et, inversement, que les différentes facettes qui peuvent être exprimées se rapportent à une expérience effectivement vécue, et donc, par définition, singulière » (Vermersch, 2012, p. 77-78).

2 La notion d’agentivité (agentivity), proposée initialement par les anthropologues et les linguistes, désigne en psychologie essentiellement, la capacité des individus à être des agents actifs de leur propre vie, c’est-à-dire à exercer un contrôle et une régulation de leurs actes. Pour plus de détails sur la notion d’agentivity, voir par exemple : Casey High, Agency and Anthropology: Selected Bibliography, Ateliers du LESC [En ligne], 34/2010, mis en ligne le 27 septembre 2010, consulté le 16 octobre 2016 (http://ateliers.revues.org/8516 ; DOI : 10.4000/ateliers.8516.

3 Il faut néanmoins préciser que la prise en compte de la subjectivité, mobilisée dans les recherches sociogénétiques de type interprétatif, ne correspond pas entièrement à une approche psycho-phénoménologique « en première personne ». Dans ces recherches, les démarches utilisées pour récolter des données en première personne ne se focalisent pas de manière spécifique sur les verbalisations guidées des expériences vécues par les participants aux dispositifs empiriques. Elles orientent néanmoins l’attention des chercheurs vers des éléments de la verbalisation qui témoignent des processus implicites et explicites à travers lesquels les participants aux dispositifs de recherche se représentent la situation même.

4 Le conflit sociocognitif désigne « une constellation de processus qui sont apparus comme fondamentaux pour le développement de l’intelligence. On peut le définir comme conflit de points de vue socialement expérimenté et cognitivement résolu » (Zittoun, 1997, p. 28).

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Pour citer cet article

Référence papier

Antonio Iannaccone et Elisa Cattaruzza, « Le vécu subjectif dans la recherche en psychologie »Recherche et formation, 80 | 2015, 77-90.

Référence électronique

Antonio Iannaccone et Elisa Cattaruzza, « Le vécu subjectif dans la recherche en psychologie »Recherche et formation [En ligne], 80 | 2015, mis en ligne le 31 décembre 2018, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rechercheformation/2506 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rechercheformation.2506

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Auteurs

Antonio Iannaccone

Université de Neuchâtel (Suisse), Faculté des lettres et sciences humaines, Institut de psychologie et éducation

Elisa Cattaruzza

Université de Neuchâtel (Suisse), Faculté des lettres et sciences humaines, Institut de psychologie et éducation

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